Les effets dévastateurs de la guerre sur la résistance aux antimicrobiens
Les conflits armés accélèrent la propagation mondiale de la résistance aux antimicrobiens. Nous avons échangé avec le directeur du CDC en Ukraine pour comprendre à quel point la situation pourrait s'aggraver.
- 24 septembre 2024
- 7 min de lecture
- par Linda Geddes
La guerre tue, blesse et traumatise de multiples manières. Beaucoup n’ont pas la possibilité d’accéder à un hôpital pour se faire soigner. Ceux qui y parviennent trouvent souvent des services surchargés, avec des soldats et des civils souffrant de plaies infectées, de malnutrition ou du stress constant de vivre en zone de conflit.
Mais une autre menace se profile de plus en plus : les infections résistantes aux antimicrobiens, qui représentent un risque supplémentaire pour leur santé.
À l’échelle mondiale, la résistance aux antimicrobiens (RAM) est déjà responsable d’environ 5 millions de décès par an, un chiffre en constante augmentation.
« Dans le chaos de la guerre, où les soignants sont débordés par le nombre de blessés et manquent de ressources, des antibiotiques à large spectre sont parfois administrés en urgence pour stabiliser les patients, bien que cela accroisse le risque de résistance aux antimicrobiens »
- Dr Ezra Barzilay, directeur national du bureau des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) des États-Unis en Ukraine
Bien que l’usage abusif des antibiotiques en médecine et en agriculture soit un facteur majeur, le rôle des conflits armés dans la propagation des infections résistantes est de plus en plus reconnu.
Alors que l’espoir d’un monde sans guerre s’éloigne, les experts en santé publique s’interrogent sur les moyens de contrer cette menace.
Les infections résistantes aux médicaments
La résistance aux antimicrobiens se manifeste lorsque des bactéries, champignons ou virus subissent des mutations qui leur permettent de survivre aux médicaments censés les éradiquer.
Cette menace pourrait réduire à néant des décennies de progrès médicaux, rendant les soins de routine plus risqués et les infections plus difficiles à traiter.
Les guerres aggravent ce problème de diverses manières. D'abord, les blessures sur les champs de bataille sont souvent sales, contaminées par la terre ou d'autres substances, augmentant le risque d'infection.
De plus, les armes et explosifs utilisés peuvent introduire des métaux lourds dans les plaies, obligeant les microbes à s’adapter pour survivre.
« Les infections ne s’arrêtent pas aux frontières, quel que soit le conflit, et des hôpitaux en Europe ou au Japon, ayant accueilli des patients ukrainiens, ont rapporté la présence de bactéries présentant des profils de résistance inédits ou extrêmement résistants. »
- Dr Ezra Barzilay, directeur national du bureau des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) des États-Unis en Ukraine
Les bombardements et les combats font souvent de nombreuses victimes en peu de temps, nécessitant des soins urgents. Cependant, la destruction des infrastructures de santé – qu’il s’agisse d’hôpitaux attaqués ou de coupures d’électricité – réduit les capacités de traitement.
« En général, nous préférons traiter ces blessures avec des antibiotiques », explique le Dr Ezra Barzilay, directeur national du bureau des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) des États-Unis en Ukraine. « Mais pour limiter le risque de résistance, le choix des médicaments, ainsi que leur fréquence et moment d’utilisation, doivent être soigneusement réfléchis. »
Dans les situations d’urgence massive, cela devient souvent irréalisable. De plus, assurer une hygiène stricte des mains, des surfaces et du matériel médical peut s'avérer difficile.
« Dans le chaos de la guerre, où les soignants sont débordés par le nombre de blessés et manquent de ressources, des antibiotiques à large spectre sont parfois administrés en urgence pour stabiliser les patients, bien que cela accroisse le risque de résistance aux antimicrobiens », ajoute Barzilay.
S’adapter pour survivre
Bien que les antibiotiques à large spectre soient souvent efficaces, ils présentent des risques. Ils peuvent favoriser la transmission de gènes de résistance entre microbes, permettre à des bactéries déjà résistantes de se multiplier, et en éliminant à la fois les microbes nuisibles et bénéfiques, ils laissent un espace propice à la prolifération d’organismes résistants dans les plaies ou les organes.
Dans des situations où l’accès aux soins est restreint, ces infections résistantes peuvent facilement se propager d’un patient à l’autre.
La guerre contribue également à leur diffusion géographique. La pénurie de lits oblige parfois au transfert de blessés dans d’autres régions, où les hôpitaux sont déjà débordés, ce qui rend plus difficile l’application rigoureuse des mesures de prévention et de contrôle des infections.
Dans l’idéal, les personnes atteintes d’infections résistantes devraient être isolées, mais dans ce type de contexte, cela n’est souvent pas possible. Parfois, les installations nécessaires pour dépister ces infections font également défaut.
Le conflit en Ukraine
La situation est particulièrement préoccupante en Ukraine, où la gestion des antimicrobiens par le personnel de santé laissait déjà à désirer avant la guerre, entraînant des taux élevés de résistance aux antibiotiques dans la population.
Ces niveaux de départ élevés, combinés à l’afflux massif de blessés et aux transferts de patients vers d’autres régions ou pays, ont créé une « tempête parfaite » pour la propagation des infections résistantes, selon le Dr Barzilay.
Plusieurs études ont documenté une augmentation des résistances chez les soldats ukrainiens et les patients civils depuis le début du conflit.
Une étude réalisée sur 141 patients nécessitant une chirurgie d’urgence pour des brûlures, des fractures ou des blessures causées par des éclats d’obus a révélé qu’au moins la moitié des échantillons bactériens étaient résistants à un antibiotique, et 6 % – tous des Klebsiella pneumoniae, une bactérie à l’origine de nombreuses pneumonies hospitalières – étaient résistants à tous les traitements testés.
« Une pénurie sévère de soignants épuise un personnel déjà surchargé, qui se concentre avant tout sur les interventions d'urgence plutôt que sur la prévention des infections et des résistances antimicrobiennes »
- Dre Krystel Moussally de l'unité médicale Moyen-Orient de Médecins Sans Frontières
D'autres études ont révélé des niveaux alarmants de bactéries résistantes aux antibiotiques chez les réfugiés et les Ukrainiens blessés, notamment des souches porteuses de l’enzyme métallo-β-lactamase de New Delhi et de la mutation OXA-48, deux mécanismes qui confèrent une résistance à un large éventail d'antibiotiques couramment utilisés.
« Il est évident que la résistance aux antimicrobiens a empiré depuis le début de la guerre et progresse rapidement », affirme le Dr Barzilay.
« Les infections ne s’arrêtent pas aux frontières, quel que soit le conflit, et des hôpitaux en Europe ou au Japon, ayant accueilli des patients ukrainiens, ont rapporté la présence de bactéries présentant des profils de résistance inédits ou extrêmement résistants. »
Par exemple, une étude récente en Allemagne a mis en évidence une hausse des cas de Klebsiella pneumoniae porteurs de la métallo-β-lactamase de New Delhi ou de la mutation OXA-48 parmi les réfugiés et soldats ukrainiens.
Le cas de l'Iraqibacter
Ce phénomène ne se limite pas à l'Ukraine. Antoine Abou Fayed, de l’Université américaine de Beyrouth, et son équipe ont examiné des études montrant l’émergence de bactéries résistantes en Irak, notamment à la suite de la guerre de 2003-2011 et des conflits avec l'État islamique.
L’un de ces pathogènes est Acinetobacter baumannii, une bactérie responsable d'infections hospitalières du sang, des voies urinaires, des poumons et des plaies. « Sa résistance croissante est désormais une préoccupation mondiale, au point qu’on l’appelle “Iraqibacter” en raison de sa montée fulgurante comme pathogène résistant dans les hôpitaux irakiens », explique Abou Fayed.
Gaza est également un foyer d’inquiétude. Fin 2023, la Dre Krystel Moussally de Médecins Sans Frontières et ses collègues ont alerté, dans un article du Lancet, sur l'augmentation des résistances aux antibiotiques dans la région, aggravée par le conflit en cours.
Ils ont souligné que la destruction des hôpitaux et l’effondrement des systèmes de santé signifient que les plaies contaminées ne sont souvent pas opérées à temps pour prévenir les infections. « Une pénurie sévère de soignants épuise un personnel déjà surchargé, qui se concentre avant tout sur les interventions d'urgence plutôt que sur la prévention des infections et des résistances antimicrobiennes », précise Moussally.
Elle ajoute que les pénuries critiques d'équipements médicaux et d'antibiotiques essentiels, combinées au chaos et à l’effondrement des infrastructures de laboratoire, rendent toute gestion responsable des antimicrobiens quasi impossible.
Pour aller plus loin
Contrôle des infections
Que peut-on faire face à ce problème ? En Ukraine, le CDC collabore avec le ministère de la Santé, les autorités locales et des partenaires internationaux pour renforcer la détection en laboratoire, améliorer les soins cliniques et mettre en place des mesures de contrôle des infections dans plusieurs régions du pays.
« Nous équipons les laboratoires centraux avec du matériel de pointe et formons les équipes à les intégrer dans leur routine quotidienne », explique le Dr Barzilay. « Nous travaillons aussi avec nos partenaires pour améliorer la gestion des flux de patients dans les hôpitaux, en créant ces barrières invisibles qui limitent la propagation des infections entre les patients. »
Il ajoute : « Nous intervenons également au niveau des politiques pour veiller à ce que les bonnes pratiques d'utilisation des antibiotiques soient diffusées et appliquées dans tout le système de santé, civil comme militaire. »
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) considère la résistance aux antimicrobiens comme l'une des plus grandes menaces pour la santé publique et le développement mondial. Si les soignants ne peuvent empêcher les guerres, ces efforts pourraient au moins atténuer certaines des conséquences désastreuses qu’elles entraînent.