Choléra et origines des politiques de santé : une démarche peu équitable

L'arrivée du choléra sur les côtes européennes au XIXe siècle a ouvert la voie à la mise en place des institutions et des politiques modernes en matière de santé mondiale. Mais ces débuts ont été tout sauf équitables.

  • 10 mai 2022
  • 7 min de lecture
  • par Maya Prabhu
Source de l'image : National Library of Wales
Source de l'image : National Library of Wales
 

 

Le monde rétrécit, une nouvelle maladie terrible se propage

Il est difficile de savoir exactement depuis combien de temps le choléra est parmi nous. Il se peut que le mal caractérisé par des vomissements qui "assèchent l'estomac observé en 1543 en Inde par l'historien portugais Gaspar Correa et dénommé "moryxy" par la population locale corresponde à une des premières épidémies de choléra. Ce qui est sûr, c'est qu'au XIXe siècle, cette maladie est sortie de l'ombre. En peu de temps, elle a changé la façon dont l'Occident cherchait à gérer les maladies.

Le choléra, maladie diarrhéique aiguë, peut provoquer une déshydratation catastrophique. La perte d'élasticité de la peau, le dessèchement des muqueuses et l'hypotension artérielle présagent la mort dans les cas graves. Cette illustration date d'environ 1831. Credit: Wellcome Collection
Le choléra, maladie diarrhéique aiguë, peut provoquer une déshydratation catastrophique. La perte d'élasticité de la peau, le dessèchement des muqueuses et l'hypotension artérielle présagent la mort dans les cas graves. Cette illustration date d'environ 1831.
Credit: Wellcome Collection

En 1817, une nouvelle épidémie submerge le sous-continent indien. Les personnes infectées souffrent d'épisodes de diarrhée aqueuse et de vomissements, entraînant crampes musculaires et déshydratation ; les plus malades meurent en quelques heures. La maladie se propage rapidement et sur de longues distances : en 1820, elle touche ce qui constitue actuellement le Myanmar et le Sri Lanka ; bientôt, elle tue 100 000 personnes en Indonésie ; puis elle est signalée en même temps aux Philippines. L'année suivante, elle atteint le golfe Persique, la Turquie, la Syrie et le sud de la Russie. Puis elle reflue.

Si la plupart des décès causés par le choléra ont lieu en dehors de l’Europe, c’est néanmoins en termes de vies d’Européens et de profits pour les Européens qu’est présentée la dangerosité de cette maladie pour les populations.

Pour l'Europe, le choléra était un fléau "oriental" (un des fléaux de l’Orient) jusqu'à ce qu'il arrive sur ses propres côtes. En 1829, une deuxième pandémie se déclare - probablement en Inde - et se propage rapidement le long des routes commerciales et militaires les plus fréquentées. Elle atteint Moscou en 1830. Au cours de l'année suivante, elle se répand dans toute l'Europe du Nord, pour s'enraciner à Londres au printemps 1831. De l'Angleterre, elle se déplace en France, faisant 21 000 victimes à Paris en 1832. En l'espace d'un an environ, elle fait des ravages en Amérique.

Une troisième pandémie, qui se propage dans le monde entier pendant la plus grande partie des années 1850, est encore plus dévastatrice. Nous en sommes aujourd'hui au milieu de la septième, qui continue d'infecter 3 à 5 millions de personnes chaque année.

Les observateurs du XIXe siècle ont bien compris que ces terrifiantes épidémies qui balaient les continents sont étroitement liées à leur époque : le monde se rétrécit. Les nouveaux moyens de transport et les voies de pénétration économique de la conquête impériale ont rapproché les continents. On ne comprend toujours pas bien comment se fait la contagion - en fait, jusqu'à la fin du siècle, la théorie des germes sera éclipsée par la "théorie des miasmes" explication la plus couramment admise de la propagation des maladies - mais il est toutefois évident que les maladies empruntent mêmes routes que les biens et les personnes.

Image de l'épidémie de 1832
Image de l'épidémie de 1832

Un remède diplomatique ?

Les biens et les personnes circulent comme jamais auparavant. Le XIXe siècle est, en Europe, le théâtre de la naissance de "l’internationalisme", sous la pression visant à faciliter les transports maritimes et la fluidité des liaisons transfrontalières. On assiste à des conférences pour la normalisation des poids et mesures, des sommets pour l'harmonisation des relations postales, des conventions bilatérales sur le temps et l'argent.

La politique suscite un mélange d’excitation et d’anxiété face à l’ouverture des frontières qui permet d’accéder à l'abondance économique mais qui ouvre aussi la porte aux maladies. C’est dans ce contexte que la nécessité d’une collaboration internationale au nom de la santé publique est reconnue explicitement.

La première Conférence sanitaire internationale (la première d'une série de quatorze), s'est tenue à Paris en 1851, dans le but d'harmoniser les exigences en matière de quarantaines maritimes. Les divergences entre les différentes réglementations avaient un coût élevé, mais les épidémies aussi. La conclusion d'un accord devait rendre, selon les termes du président de la Conférence, « d'importants services au commerce et à la navigation en Méditerranée, tout en sauvegardant la santé publique ». Ses résultats ont été maigres : aucun engagement global n'a été pris. Sept conférences ultérieures feront leur cheval de bataille de la quarantaine et de la menace que représente le choléra pour la santé, le commerce et la gouvernance.

“La forteresse Europe”

En faisant œuvre de pionnier en matière de diplomatie pour la lutte contre les maladies, ces conférences ont/auront été à l'origine de la coopération internationale moderne pour la santé publique ; selon un livre publié en 1975 par l'Organisation mondiale de la santé, elles auront conduit « près d'un siècle plus tard, à la fondation de l'OMS ». Mais loin de concevoir la santé en termes d'équité et de droits universels comme le fait l'OMS aujourd'hui, le caractère de ces rencontres au sommet était résolument eurocentriques, explicitement géopolitiques.

Bien que l’ordre du jour ait varié d'un sommet à l'autre, l'idée que la "santé publique" à "sauvegarder" était européenne n'a jamais été vraiment remise en question. Qualifié d’asiatique, le choléra est présenté comme un envahisseur venu de l'Est. À ce titre, les pays d'Europe de l'Est sont considérés comme la ligne de front. Un des participants à la réunion de 1851 espère que la Russie « trouvera digne de sa grandeur d'accepter, contre le choléra asiatique, le noble rôle que l'Autriche remplit depuis longtemps contre la peste orientale » « au moment même où, grâce au chemin de fer, les frontières des différents États d'Europe s'effritent ».

Dessin sur le choléra dans Le Petit Journal.
Dessin sur le choléra dans Le Petit Journal.

La tactique de la "forteresse Europe" change en 1869 avec l'ouverture du canal de Suez, qui allait rapidement devenir/ devient rapidement/ la principale voie de passage du trafic maritime européen, notamment britannique. L'importance stratégique de l'Égypte s'accroît. « Ce n'est pas en Europe qu'il faut attendre le choléra pour le combattre", déclare un des délégués participant à la conférence de 1894. « C'est bien avant, sur sa route, qu'il faut lui barrer le passage ».

La protection du peuple égyptien et des autres "Orientaux" est importante - mais seulement dans la mesure où la santé publique égyptienne sert de tampon pour protéger l'Europe. Et si la plupart des décès causés par le choléra ont lieu en dehors de l’Europe, c’est néanmoins en termes de vies d’européens et de profits pour les Européens qu’est présentée la dangerosité de cette maladie pour les populations. Lors de la conférence de Venise en 1892, le délégué égyptien Boutros Pacha proteste : « Vous faites de l'Égypte une sentinelle chargée de sauvegarder l'Europe, et ensuite vous lui dites : "C’est à vous de payer pour ça ! ».

L'"Orient insalubre" et le racisme politiquement correct

La standardisation de la quarantaine pour les navires européens s’avère difficile, paralysée par les doutes des délégués sur la théorie de la contagion (si le choléra n’est pas contagieux, la quarantaine n’est d'aucune utilité) et, plus encore par la farouche opposition britannique à une mesure qui risque d'affecter gravement les bénéfices de son empire maritime. Il est beaucoup plus facile, selon l'historien Benoît Pouget, « d'externaliser [les mesures de quarantaine] vers l'Est ».

En 1865, le choléra arrive en Méditerranée orientale par le sud, le long de la route africaine du pèlerinage à La Mecque. Déjà considéré comme des personnages douteux dans le discours européen sur la santé publique, les pèlerins, qu’ils soient asiatiques ou africains, deviennent une cible privilégiée sur laquelle il convient de focaliser la lutte contre les épidémies. « Les médecins, les missionnaires et les autorités britanniques accusaient les pèlerins hindous et musulmans en inscrivant le choléra dans un discours orientaliste connu sous le nom de « miasme », écrit l'historienne Stephanie Anne Boyle. La théorie des miasmes, poursuit-elle, « affirmait avec une grande certitude que l'Orient existait dans un espace immonde et intemporel, sans connaissance ni préoccupation des pratiques scientifiques et sociales modernes ».

Cette gravure, intitulée Le choléra en Égypte : les habitants de Boulak, au Caire, s'entassant dans des barques sur le Nil, reflète la fixation européenne sur « l’Orient insalubre » et surpeuplé comme un terrain propice à l'infection.
Cette gravure, intitulée Le choléra en Égypte : les habitants de Boulak, au Caire, s'entassant dans des barques sur le Nil, reflète la fixation européenne sur « l’Orient insalubre » et surpeuplé comme un terrain propice à l'infection.

Lors des conférences des années 1890, la théorie des miasmes est moins bien acceptée et la théorie des germes va finir par triompher. Néanmoins la désignation de boucs émissaires pour les autres races se poursuit. Valeska Huber écrit que « le passeur de frontières suspect par excellence est le pèlerin musulman », citant un article du Times of India de 1892 : « Le véritable danger pour l'Europe réside dans les lieux de pèlerinage mahométans internationaux... La misère orientale et l'absence de toute police sanitaire sérieuse... favorisent la maladie dont le germe trouve un terrain fertile dans les corps des pèlerins, affaiblis par toutes sortes de privations. »

La Conférence de 1892 élabore une série de solutions de rechange pour les navires passant par le canal de Suez, notamment la désinfection et un système de classification des risques fondé, entre autres mesures, sur le signalement télégraphique du statut des navires, mais ceux des pèlerins sont toujours considérés comme suspects quoi qu’il en soit. Ce que réaffirme la Conférence de 1894 : « Il faut soumettre les pèlerins de la Mecque à une quarantaine dans le lazaret de Camaran. Cette mesure réduira sans doute le danger d'introduction du choléra. »

Un réseau de lazarets - quartiers d'isolement - est établi le long de la mer Rouge ; son administration est confiée à un Conseil sanitaire alexandrin composé d'officiers européens. Des mesures similaires sont instituées pour bloquer la « route des épidémies » dans le golfe Persique, « afin d’assurer également la sécurité sanitaire de la route des Indes » selon Pouget. Une approche internationale normalisée de la santé publique semblait, enfin, se résoudre. Selon elle, tous ces étrangers, Asiatiques, Africains, ressortissants du Moyen-Orient, migrants et pèlerins sont des vecteurs de maladies, et non pas des citoyens du monde dignes d'une protection égale.


1. La fièvre jaune et la peste bubonique attirent également l'attention des diplomates à cette époque.

2. 66 % des navires britanniques empruntaient le canal de Suez en 1870 et 79,5 % en 1880. Ce n'est pas une coïncidence si les représentants britanniques aux conférences se sont opposés avec véhémence à la nécessité d'une quarantaine : un régime de quarantaine géré par les Français, qui contrôlaient le canal Suez, aurait placé la Grande-Bretagne dans une situation diplomatique très défavorable.

3. Lors des conférences précédentes, c’est l'Empire ottoman qui avait été la partie orientale pressée de servir de gardienne de la santé européenne.

4. Valeska Huber cite la lettre d'un délégué britannique datant de 1894, qui note que le choléra n'est arrivé en Europe via le Hajj « qu'une seule fois, en 1865 ».