Le poumon d’acier

Avant 1955, date à laquelle un vaccin a fait de la poliomyélite une maladie évitable, il fallait traiter la maladie et les paralysies qu’elle entraînait. Pour beaucoup, la meilleure option était le poumon d'acier, un appareil qui est devenu le symbole d'une ère d'anxiété dans l'Amérique du milieu du XXe siècle.

  • 5 janvier 2023
  • 5 min de lecture
  • par Maya Prabhu
Malades atteints de poliomyélite dans leurs poumons d’acier
Malades atteints de poliomyélite dans leurs poumons d’acier

 

 

Le personnage le plus important de No Pain, un épisode de la série télévisée hebdomadaire présentée par Alfred Hitchcock en 1955, est une machine de la taille d'un cercueil, qui fonctionne à l’électricité avec un bruit de soufflet : il s’agit d’un poumon d'acier, un respirateur à pression négative. À l'intérieur se trouve un millionnaire paralysé par la poliomyélite, qui discute tranquillement de son propre meurtre avec son assassin potentiel : sa femme, infidèle et valide. La machine se tait ; on n’entend plus que le tic-tac de l'horloge. La femme a ouvert le joint de l'appareil respiratoire et sort le corps de son mari, allongé sur le brancard (dénommé « plateau à biscuits ») qu’elle fait glisser hors du tube. Il n'est capable de respirer sans assistance que pendant dix minutes. « Dave, ce n’est pas la peine de nous raconter des histoires », lui dit-elle. « Tu es un mort vivant. Tu restes là-dedans, jour et nuit, comme un paquet de café dans sa boîte hermétique ». Et lui de répondre : « Je tiens à ce qui me reste encore ». Il observe les mouvements de sa femme dans un miroir accroché sur la machine au-dessus de sa tête. C’est affreux quand elle disparaît de son champ de vision, mais ce qui est encore plus affreux, c’est la désinvolture avec laquelle elle le fait.

C’est un film fantastique et d’horreur à huis-clos sur la perte de contrôle. Le poumon d'acier qui, à cette époque, occupe la conscience collective depuis moins de 30 ans, représente ici une chambre de torture, non pas en dépit de sa nécessité médicale, mais en raison de sa nécessité. Dans les années 1950, l'épidémie de poliomyélite est devenue une tragédie nationale aux États-Unis : 15 000 cas de paralysies dues à la poliomyélite étaient alors enregistrés chaque année, et une enquête menée en 1952 a révélé que seule la bombe nucléaire faisait plus peur que la poliomyélite. Le poumon d'acier deviendra le symbole de cette peur collective de perdre le souffle.

Si cette peur est difficile à évoquer aujourd'hui, c'est parce que cette même année, en 1955, le vaccin contre la poliomyélite de Jonas Salk a renversé le cours de l’histoire de cette maladie. L'impact de la vaccination de masse a été monumental : en 1952, au pic de l'épidémie, les États-Unis ont enregistré près de 58 000 cas de poliomyélite ; en 1957, il y en a eu moins de 5 500 et, tout au long des années 1960, la poliomyélite a paralysé moins de 10 Américains chaque année. Le poumon d'acier est devenu brusquement obsolète, un simple objet relégué quelque part dans les sous-sol d'un musée. Mais il avait auparavant sauvé des milliers de vies.

Le poumon d'acier conçu par Drinker & Shaw a été le premier appareil de respiration artificielle fiable pour les patients atteints de poliomyélite
Le poumon d'acier conçu par Drinker & Shaw a été le premier appareil de respiration artificielle fiable pour les patients atteints de poliomyélite

Même si le poliovirus est très ancien, le monde ne semble pas avoir connu de grandes épidémies de poliomyélite avant la fin du XIXe siècle. De grandes vagues d'infection ont commencé à déferler sur certaines parties des États-Unis après 1916, la plupart en été, et frappant généralement les enfants. Il n'existait – et il n'existe toujours pas – de traitement autre que symptomatique. Dans la plupart des cas, le virus provoque des symptômes fugaces, mais environ un patient sur 200 souffre d'une paralysie irréversible. Si les muscles respiratoires sont touchés, les patients peuvent mourir d’asphyxie – et les médecins ne pouvaient pas faire grand-chose pour les aider.

Puis, à la fin des années 1920, un ingénieur et hygiéniste industriel de Harvard, Philip Drinker, se rend à l'hôpital pour enfants de Boston pour un problème de climatisation. Il traverse le service qui accueille les enfants atteints de poliomyélite dont beaucoup meurent d’insuffisance respiratoire. « Il ne pouvait pas oublier les petits visages bleus, leurs terribles halètements quand ils suffoquaient », écrira plus tard sa sœur Catherine Drinker Bowen. Drinker se dit qu'il aurait peut-être quelque chose à leur offrir : aux côtés d'un collègue médecin du nom de Louis Agassiz Shaw, il avait testé une machine pour la réanimation artificielle des victimes d'intoxication au gaz et de chocs électriques.

En 1928, l’ingénieur et le médecin testent un prototype de poumon d'acier sur une patiente de huit ans atteinte de poliomyélite. La petite fille est inconsciente du fait du manque d'oxygène lorsqu'ils poussent son corps à travers l'extrémité ouverte de ce qui ressemble à un sous-marin angulaire. Sa tête repose sur un coussin à l'extérieur de l'embouchure du tube, à la pression atmosphérique. Un collet flexible crée un joint d'étanchéité au niveau de son cou, et un soufflet mécanique, alimenté électriquement, force la pression de l'air à l'intérieur du cylindre scellé à augmenter, puis à diminuer, de façon à assurer un rythme respiratoire régulier. Au fur et à mesure, la poitrine de l’enfant se dilate et se contracte, ses poumons se gonflent et se vident. La fillette se réveille. Lorsqu'elle meurt 122 heures plus tard, l'autopsie révèle que la cause en est une pneumonie secondaire sans rapport avec la machine. « Tant qu’elle était sous respirateur, elle a été capable de parler, de dormir et de se nourrir pendant que les pompes fonctionnaient », ont écrit Drinker et Shaw dans leur rapport de 1929.

Enfant dans un poumon d'acier Emerson à Détroit, 1955
Enfant dans un poumon d'acier Emerson à Détroit, 1955

La machine était encombrante et coûteuse – après une nouvelle conception en 1931 par John Haven Emerson, elle était légèrement moins volumineuse et un peu moins chère – mais la poliomyélite était en pleine expansion et les besoins importants. Dès 1939, 1 000 poumons d'acier sont utilisés aux États-Unis. Certains patients sous poumon d'acier ne s'en sortent pas. Beaucoup n’en ont besoin que temporairement, le temps que leur corps arrive à éliminer le virus et reprenne des forces. D'autres sont restés plus longtemps. Des bébés sont nés dans des poumons d'acier, des diplômes de droit ont été obtenus et, oui, des meurtres ont été commis dans des poumons d’acier.

Il ne fait aucun doute que la vie dans un poumon d'acier était difficile. Un simple désagrément pouvait entraîner une frustration amère, ou même entraîner un désespoir existentiel – « Si on riait aux larmes, elles coulaient jusqu'aux oreilles et c'était énervant parce qu’on ne pouvait pas les essuyer », se souvient un de ces prisonniers des poumons d'acier. En 2008, Dianne Odell, 61 ans, une des dernières survivantes encore sous poumon d'acier aux États-Unis, est décédée dans le Tennessee à la suite d'une panne de courant temporaire.

Mona Randolph a contracté la poliomyélite en 1956, un an après la mise sur le marché du vaccin de Salk, alors qu’elle avait 20 ans, soit un âge supérieur à celui de la plupart des autres patients. Au bout de trois jours, elle a dû être placée dans un poumon d'acier, mais elle s'est bien rétablie : comme beaucoup de survivants qui ont eu cette chance, il lui restait un problème de mobilité du bras gauche. Mais dans les années 1980, son état s'est dégradé, avec l’apparition d’un syndrome post-poliomyélitique. Sa respiration s’est détériorée et elle a dû, pendant plusieurs dizaines d’années, passer ses nuits dans un vieux poumon d’acier – leur fabrication ayant été arrêtée depuis des années – pour soulager son diaphragme épuisé par les efforts nécessaires pour respirer. Un an avant sa mort, survenue en 2019, elle avait déclaré au Kansas City Star : « C'est un soulagement d’entrer dans le poumon d’acier, mais c’est aussi un soulagement d'en sortir ».