Les six expériences historiques qui ont ouvert la voie à la recherche clinique moderne

L'histoire des essais cliniques est plus longue et plus étrange que vous ne le pensez.

  • 17 juin 2022
  • 7 min de lecture
  • par Maya Prabhu
Thérapie mesmériennee. Peinture à l'huile d'un peintre français ( ?), 1778/1784.
Thérapie mesmériennee. Peinture à l'huile d'un peintre français ( ?), 1778/1784.
 

 

Mais est-ce que ça marche ? C'est une question à laquelle les médecins et les guérisseurs ont tenté de répondre de manière convaincante bien avant l’établissement du concept de méthode scientifique. Aujourd'hui, nous disposons de codes de bonnes pratiques élaborés pour s’assurer de la fiabilité, la pertinence et la reproductibilité des résultats des essais cliniques impliquant plusieurs phases. Cela n'a pas toujours été le cas ; ce que l'on qualifiait autrefois de preuve n'était souvent guère que le reflet d’une superstition ancrée dans les esprits. Mais on trouve des traces des approches "modernes" de la collecte de données cliniques dans les archives les plus anciennes de notre histoire.

1. Un nouveau type d’essai décrit dans la Bible (Babylone, vers le VIe siècle avant J.-C.)

La première expérience clinique documentée est probablement aussi celle qui a été la plus diffusée dans l'histoire. L'Ancien Testament la décrit en détail : après avoir conquis la Judée, le roi de Babylone, Nabuchodonosor, ramena de Jérusalem plusieurs jeunes nobles, parmi lesquels Daniel, connu pour être sorti indemne de la fosse aux lions. Tenus en captivité à la cour du roi, ces jeunes gens devaient s’adapter et manger la viande et boire le vin qui étaient servis aux courtisans. Mais Daniel n'était pas disposé à se "souiller" avec un régime qui violait ses coutumes.

Il propose alors une étude : « Mettez-nous à l'épreuve pendant dix jours ; donnez-nous des légumes à manger et de l'eau à boire. Ensuite, observez notre apparence et celle des jeunes gens qui mangent la riche nourriture du roi ». Au bout de dix jours, Daniel et ses amis « paraissaient plus beaux et plus gras de chair » que les jeunes gens qui mangeaient les plats copieux du roi. Face à cette évidence, le roi céda et leur permit de conserver leur régime alimentaire traditionnel.

The power of counsel
Le pouvoir du conseil : Daniel interprétant le rêve du roi Nabuchodonosor. Gravure d'Adrian Collaert d'après Jan van der Straet, 1567/1605.
Crédit: Wellcome CollectionPublic Domain Mark

« Nous avons ici tous les éléments des essais cliniques dits "modernes" », écrit Allan Gaw dans Trial By Fire: Lessons from the History of Clinical Trials. [Essai par le feu : Les leçons de l’histoire des essais cliniques]]. L’expérience a été conçue pour tester l’hypothèse suivante : ce que nous mangeons et buvons affecte notre apparence. L’observation des résultats a permis de tirer des conclusions : « Enfin, et c’est peut-être le plus important, les résultats ont été publiés ».

2. Ginseng contre rien (Chine, XIe siècle de notre ère)

Bien avant l'utilisation courante, dans les essais médicaux, de groupes témoins (constitués aujourd'hui de patients non traités, ou de patients recevant un placebo ou un traitement standard), les esprits scientifiques avaient compris l'intérêt de procéder à une comparaison des résultats obtenus par l’intervention par rapport à l’absence d’intervention.

Le Ben Cao Tu Jing (Atlas de Matière médicale), pharmacopée chinoise publiée pour la première fois en 1061, comprend une description d'un tel montage. « Pour évaluer l'effet du véritable ginseng Shangdang, on a demandé à deux personnes de courir ensemble », indique le texte. « On a donné le ginseng à l'une, tandis que l'autre a couru sans en avoir pris. Après avoir couru trois à cinq li [1500 à 2500m], celle qui n'avait pas pris de ginseng a présenté un essoufflement sévère, tandis que celle qui avait pris le ginseng avait une respiration normale et régulière ».

3. Un laboratoire de recherche improvisé sur un champ de bataille (France, 1537)

En 1537, la France est en guerre contre le Saint-Empire romain germanique et un jeune chirurgien français, Ambroise Paré, se trouve sur le front du Piémont. Les soldats blessés sont si nombreux que l'huile bouillante traditionnellement utilisée pour cautériser les plaies souillées vient à manquer. Paré est obligé d'improviser : « Finalement, l'huile m'a fait défaut et j'ai été contraint d'appliquer à la place un digestif composé de jaunes d'œufs, d'huile de rose et de térébenthine ».

Les œuvres d'Ambroise Paré
Les œuvres d'Ambroise Paré ... Diuisees en vingt huict liures, auec les figures et portraicts, tant de l'anatomie, que des instruments de chirurgie, et de plusieurs monstres. Reueuës et augmentees par l'autheur.
Credit: Wellcome CollectionAttribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Après une nuit d'angoisse à redouter les conséquences de son expérience improvisée, Paré est rassuré. « [Je craignais] que, faute de cautérisation, je ne trouve les blessés sur lesquels je n'avais pas utilisé ladite huile morts du poison. » Mais au matin, il constate le résultat inverse : les soldats qu'il a soignés avec le médicament qu'il a inventé souffrent moins, leurs plaies sont moins enflées et enflammées que celles de leurs homologues qui ont bénéficié du traitement traditionnel.

L'expérience n’avait pas été conçue intentionnellement pour répondre à une hypothèse, mais cela n'a pas empêché Ambroise Paré de tirer une conclusion importante : « Je résolus de ne plus jamais brûler ainsi si cruellement les pauvres blessés par les arquebuses ». Certains qualifient le processus improvisé de Paré de premier essai clinique d'un nouveau traitement.

4. Où il est question d’oranges, de citrons et de tout un tas de variables contrôlées (À bord du HMS Salisbury, 1747)

Portrait deJames Lind (1716-1794)
Portrait de James Lind (1716-1794)

Le HMS Salisbury est en mer depuis environ huit semaines lorsque le scorbut frappe son équipage. James Lind, le chirurgien du navire, entreprend de tester une théorie selon laquelle on peut soigner la maladie par des acides. Il choisit 12 patients, les divise en six groupes de deux et administre à chaque paire un traitement différent : cidre, "huile de vitriol" (acide sulfurique), vinaigre, eau de mer, pâte d'ail et d'orge, ou des oranges et du citron.

Il prend surtout soin de commencer par des patients présentant des tableaux cliniques similaires : « Leurs cas étaient aussi semblables que possible », écrit-il. « Ils présentaient tous en général des gencives purulentes, des ecchymoses et une grande fatigue, avec une faiblesse des genoux ». Il s’efforce de gérer les variables qui pourraient interférer avec le test : « Ils étaient tous logés au même endroit, un appartement spécial pour les malades dans le quartier avant ; et ils avaient tous le même régime alimentaire. »

Les résultats sont frappants. Au bout d'une semaine, les patients dont le traitement est constitué d’oranges et de citron vont suffisamment bien pour pouvoir s’occuper des autres. Les résultats de Lind n’ont pas eu l'impact immédiat et salvateur qu'ils auraient dû avoir, son expérience est un exemple marquant d'empirisme contrôlé dans la recherche médicale.

5. Mesmer contre Benjamin Franklin, ou comment démasquer l'effet placebo (France, 1784)

Depuis la fin des années 1770, un médecin allemand charismatique appelé Franz Mesmer fait des vagues dans la société parisienne. Selon lui, la maladie est causée par la perturbation du "magnétisme animal", fluide invisible traversant tous les êtres vivants, et il est possible de guérir les maladies en manipulant ces "flux magnétiques" avec des aimants. Les traitements de Mesmer sont toujours spectaculaires, et leur administration a lieu dans un cadre qui n’a rien de clinique : ses interventions s’effectuent dans une lumière tamisée, alors que résonne une musique éthérée, dans une atmosphère embaumée par l’encens. Vêtu d’une robe en soie lavande, Mesmer œuvre autour de baquets d’eau magnétique entourés de tiges de métal, et appose les mains sur le corps des patients pour diffuser le "fluide magnétique naturel". Ces séances se terminent souvent par des crises d'hystérie qui libèrent les patients.

Mesmeric therapy
Thérapie mesmérienne. Peinture à l'huile d'un peintre français ( ?), 1778/1784.
Credit: Wellcome CollectionAttribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Lorsque le roi ordonne une enquête sur les méthodes de Mesmer, il nomme à la tête de la commission l'ambassadeur américain en France : l’inventeur mathématicien et alors septuagénaire Benjamin Franklin, homme doté d'un sens remarquable de la science et de scepticisme. Mesmer ayant refusé de participer personnellement à l’enquête, Franklin et ses collègues comprennent qu’ils pourront démentir l'approche de Mesmer s'ils parviennent à réfuter l'existence de ses flux magnétiques. Les expériences qu'ils conçoivent alors pour cela constituent le premier exemple d’essai clinique en aveugle.

On bande les yeux des sujets et on leur présente, de diverses manières, des objets "mesmérisés" (ou magnétisés) ou des objets non modifiés. Les résultats montrent clairement que l'imagination est capable de produire les mêmes effets que le mesmérisme. Par exemple, une femme croyant boire de l'eau "mesmérisée" s’effondre en crise après quatre tasses alors qu’il s’agissait d’eau ordinaire - en d'autres termes, un placebo. Le terme "placebo" n’est entré dans le vocabulaire médical qu'un an plus tard mais, selon Allan Gaw « Franklin et les commissaires royaux français peuvent être considérés comme les premiers à avoir utilisé des placebos dans le cadre d'une recherche clinique ».

6. Le premier essai randomisé contrôlé (Royaume-Uni, 1948)

Quand il s’agit de gérer les biais dans les essais, la répartition (ou allocation) des différents traitements entre les patients est une préoccupation constante. Jusque dans les années 1940, les études reposaient généralement sur des affectations alternées, de sorte que si le patient n°1 recevait, par exemple, le traitement expérimental, le patient suivant recevait le traitement "témoin" servant de comparaison (généralement, absence de traitement). Mais si l'investigateur savait quel traitement avait été attribué au patient précédent, il pouvait consciemment ou inconsciemment influencer l'attribution suivante d'une manière qui pouvait finalement remettre en cause la validité de l'essai.

En 1946, un statisticien britannique nommé Austin Bradford Hill, qui voulait tester un nouvel antibiotique, la streptomycine, pour le traitement de la tuberculose, s’attaque à ce problème. Il cherche un mécanisme permettant une distribution aléatoire (ou randomisation, de l'anglais random, signifiant hasard) plus authentique, qui élimine le lien entre l'ordre dans lequel les patients se présentent pour s'inscrire et le traitement administré.

Sir Austin Bradford Hill.
Sir Austin Bradford Hill.
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Le système de Hill allait révolutionner la façon dont les essais cliniques sont réalisés. Une enveloppe numérotée est attribuée par ordre d’arrivée à chaque patient inscrit à l’essai et c’est une structure centralisée qui ouvre cette enveloppe et informe le clinicien de la lettre inscrite sur la carte qu’elle contient. Si la carte porte la mention "S", le patient est traité à la streptomycine. Si la carte porte la mention "C", le patient reçoit le traitement de contrôle. Les enquêteurs ignoraient la série statistique qui avait produit les cartes.

En fin d’étude, les radiographies des patients tuberculeux sont analysées par des experts qui travaillent également en aveugle, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas informés du traitement reçu par ces patients, ceci pour protéger l'expérience contre les biais. Le Dr Madhu Davies, coéditeur de l'ouvrage A Quick Guide to Clinical Trials, a déclaré en 2009 au Journal de l'Association médicale canadienne : « En gros, il a trouvé la solution, et ce que nous avons fait depuis, c'est affiner ce qu'il a proposé ».