Face à l’innovation accélérée, comment l’IA redéfinit la santé au Kenya
La technologie de l’intelligence artificielle (IA) est sur toutes les lèvres depuis le lancement de ChatGPT en 2022, et dans le domaine de la santé, les espoirs sont grands. Au Kenya, le gouvernement travaille sur la réglementation, mais les innovations n’attendent pas.
- 21 octobre 2024
- 6 min de lecture
- par Claudia Lacave

Cliquez sur l’onglet « AI Antibacterial Predictor » et choisissez la bactérie, le pays, le type de prélèvement, l’année, et l’antibiotique. Cliquez ensuite sur « AI Model Result ». En une seconde, la plateforme Antimicro.ai estime la probabilité que l’organisme soit résistant au médicament choisi.
La technologie de l’IA peut sembler incompréhensible et pourtant, des solutions pourraient se trouver là, entre les lignes de code. Le Dr Fredrick Mutisya, cofondateur de la plateforme avec la Dr Rachael Kanguha, l’a bien compris. « On utilise l’IA pour aider les médecins à prescrire les antibiotiques de manière éclairée et ainsi lutter contre la résistance aux antimicrobiens (RAM). »
Le gouvernement kenyan s’est lancé dans l’élaboration de sa stratégie nationale sur l’IA, et la capitale Nairobi a notamment accueilli en avril de cette année les ministres de l’Information africains, qui ont réaffirmé l’importance de la digitalisation et des infrastructures numériques dans les économies modernes. Deux consultations publiques, organisées par l’entreprise d’innovation informatique Qhala, ont rassemblé les acteurs du domaine de la santé pour réfléchir aux besoins et aux opportunités liés à la nouvelle technologie. Les professionnels, régulateurs, innovateurs et chercheurs se sont accordés sur la nécessité d’une approche collaborative centrée sur l’humain et sur l’Afrique.
« L’avantage d’un grand modèle linguistique général, c’est qu’une fois opérationnel, il pourrait aider les professionnels de santé des zones reculées ou peu dotées en spécialistes [...] à prendre des décisions éclairées sur des cas spécifiques. Mais pour que cela devienne réel, il faut beaucoup de données et c’est un processus très coûteux. »
– Dre Beatrice Gatumia, Directrice de programme chez AMREF
L’IA pourrait compenser le déficit de travailleurs de santé sur le continent, où il y a trois médecins pour 10 000 habitants, contre 34 dans les pays à haut revenu. Sans remplacer les professionnels, elle permettrait, par exemple, d’augmenter leur expertise et leurs capacités, et de les aider à fournir des soins plus précis et efficaces.
Informer les décisions médicales et politiques
Le Dr Fredrick Mutisya était présent aux deux réunions pour exposer son programme. Médecin de 35 ans en poste à l’hôpital de Narok, dans l’Ouest du Kenya, c’est la pandémie de COVID-19 qui lui a donné le temps d’acquérir en autodidacte de solides compétences de développeur. Il a depuis repris ses études avec un master en épidémiologie à l’Université Moi au Kenya et un master en ligne de data science à l’International University of Applied Sciences d’Allemagne. Lorsqu’il a entendu parler de la première édition du RAM Data Challenge de l’ONG Vivli et de la fondation Wellcome, il n’a pas hésité : il a pensé à l’IA. En utilisant les données de surveillance antibactérienne de Pfizer, collectées de 2004 à 2021, il a mis au point, avec la Dre Rachael Kanguha, une plateforme de prédiction de la résistance aux antibiotiques. Antimicro.ai permet ainsi une première prescription médicale pour le patient en attendant des résultats de laboratoire plus précis.

Crédit : Claudia Lacave / Hans Lucas
La base de données de l’entreprise américaine, avec plus de 850 000 échantillons issus de 83 pays, 341 espèces de bactéries et 38 médicaments différents, représente un formidable outil de calcul pour l’IA. Les précédentes études l’ayant utilisé dans le domaine de la RAM se basaient sur un nombre médian de 2 630 prélèvements, et Antimicro.ai a par exemple permis d’estimer que certaines bactéries ont des taux de résistance supérieurs à 50 % dans certaines populations, avec une projection atteignant 80 % d’ici 2030. Un tel outil pourrait servir à repérer les nouvelles tendances de résistance et ainsi permettre aux gouvernements d’agir en avance à travers des directives nationales informées par des preuves. Il permettrait aussi de planifier l’approvisionnement en médicaments, d’éviter les ruptures de stock et d’assurer une distribution des ressources plus précise.
Mais les informations de Pfizer montrent tout de même des limites : « Nous avons remarqué que ces données sont bonnes pour les politiques globales, mais en termes de prédiction dans un hôpital, les gens veulent parfois des données plus granulaires. Celles de Pfizer ont été dépersonnalisées, elles s’arrêtent à l’échelle du pays, alors certaines personnes préfèrent utiliser leur propre matériel », souligne le médecin de Narok. L’équipe gagnante du Grand Prix Vivli a donc ouvert l’application web à quiconque souhaite utiliser ses propres informations, sans qu’elles ne soient absorbées ou réutilisées par le programme. Le code en libre accès sur internet a attiré l’intérêt d’autres professionnels, comme ce doctorant de Kisii, dans l’Ouest du Kenya, qui, grâce aux conseils de l’équipe, a pu utiliser l’IA pour identifier les patients des communautés rurales nécessitant un test de résistance, avec un pourcentage de précision de 90 %.
Au-delà de l’anonymisation par pays, l’origine des données est aussi un défi. Les échantillons proviennent à 48 % d’Europe et d’Asie centrale, à 21 % d’Amérique du Nord, à 11 % d’Amérique du Sud et des Caraïbes, à 10 % d’Asie de l’Est et du Pacifique, à 5 % du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et seulement à 2 % d’Afrique subsaharienne et 2 % d’Asie du Sud. La réalité, c’est qu’il existe un manque de statistiques de santé sur le continent africain pour pouvoir bénéficier pleinement de l’IA.
Un grand modèle linguistique requis pour l’Afrique
« L’avantage d’un grand modèle linguistique général, c’est qu’une fois opérationnel, il pourrait aider les professionnels de santé des zones reculées ou peu dotées en spécialistes, comme le nord du Kenya, à prendre des décisions éclairées sur des cas spécifiques. Mais pour que cela devienne réel, il faut beaucoup de données et c’est un processus très coûteux », détaille la Dre Beatrice Gatumia.
Directrice de programme chez AMREF, la première ONG africaine de santé publique, elle estime que la mise en place d’un grand modèle de langage (LLM) africain, un programme d’IA capable de comprendre et de générer des textes, serait bénéfique mais difficile à atteindre, car il requiert une masse d’informations importante et des experts en santé pour les étiqueter et pour enseigner au programme. Il n’en existe pas sur le continent pour le moment, et la plupart des pays ne disposent pas de base de données en libre accès. Utiliser des LLM nourris d’informations d’autres régions risque de mener à des erreurs de diagnostic, car l’historique et les caractéristiques biologiques des populations influencent leur réaction aux médicaments.
Pour aller plus loin
La Dre Gatumia assure pourtant que le recours à ChatGPT, un LLM pas du tout spécialisé en santé, pour soutenir des décisions médicales, se fait déjà. Face au conflit des priorités sur le continent, elle imagine : « Devrions-nous, par exemple, prendre un LLM élaboré sur les échographies obstétriques en Europe ou en Amérique et le rééduquer, en quelque sorte, pour l’Afrique ? » La question des infrastructures se pose ici de nouveau, pour garantir le stockage, la propriété et la sécurité des données, mais aussi l’accès équitable à la nouvelle technologie, qui demande matériel, électricité et internet. Des recommandations éthiques fortes pour l’IA dans la santé sont nécessaires, surtout en ce qui concerne la responsabilité des erreurs médicales.
Le gouvernement kenyan prévoit de finaliser sa stratégie nationale sur l’IA d’ici la fin de l’année, et le Bureau des normes a publié en avril un projet de code de pratique pour encadrer les utilisations de la technologie dans le respect des droits des citoyens. En attendant, les applications se développent, et les docteurs Mutisya et Kanguha ont de nouveau postulé au challenge de Vivli, en intégrant cette fois des informations tirées des études scientifiques et des détails sur les raisons de la résistance, les dosages recommandés et les effets indésirables possibles.
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