La première campagne de vaccination dans le monde

Au début du XIXe siècle, la nouvelle d'une découverte médicale datant de 1796, appelée "vaccination", commence à se répandre dans le monde entier. Publié récemment, le livre fascinant de Michael Bennett, War Against Smallpox (La guerre contre la variole), retrace la diffusion du premier vaccin au sens propre, mission mondiale extraordinaire qui a remporté des succès étonnants. Dès l'hiver 1805, une campagne de vaccination était en cours chez les nomades de la lointaine Sibérie orientale.

  • 9 mai 2022
  • 6 min de lecture
  • par Maya Prabhu
Stuttgart, Wuerttembergische Landesbibliothek, Cod. Don. C I 12, A, Blatt 39r
Stuttgart, Wuerttembergische Landesbibliothek, Cod. Don. C I 12, A, Blatt 39r
 

 

Nous sommes en 1805 en Sibérie orientale, quelque part sur la grande étendue qui entoure le lac Baïkal, non loin de la frontière chinoise. C’est l’hiver. À l'intérieur d'une yourte bouriate, des bergers nomades vêtus d'épais manteaux aux poignets fourrés se tiennent bras croisés sur la poitrine. Plus près du feu dont la fumée s’échappe par l’ouverture située au centre du toit conique, une femme tire sur sa manche pour dénuder son épaule et le haut de son bras. Un étranger, portant la tenue de l'armée du Tsar, est accroupi à côté d'elle, très concentré.

Les enfants placés en famille d'accueil ou en apprentissage à la campagne apportaient le vaccin avec eux, sur leurs bras, et contribuaient ainsi à diffuser la protection contre la variole dans les campagnes.

Le soldat s'appelle Petrov. Il parle la langue bouriate, mais il est arrivé dans ces plaines abandonnées avec une délégation diplomatique de Saint-Pétersbourg. Il ne s’intéresse ni aux affaires militaires ni à la diplomatie, mais à la médecine : il est chirurgien militaire, et il inocule à la femme une dose de liquide lymphatique infecté par le virus de la variole de la vache (vaccine, ou cowpox en anglais).

Dans un autre coin de la yourte, un autre étranger se penche sur son carnet de croquis. Il s'agit du Dr Joseph Rehmann, un médecin allemand passionné de sciences et aquarelliste émérite, qui a décidé que cette scène méritait d'être immortalisée. Il est parfaitement conscient que ce rassemblement dans la yourte fait partie d'un événement historique qui va changer le cours des choses : il s’agit de la première campagne de vaccination jamais menée dans le monde...

Ici, dans le camp nomade, l'arrivée des vaccinateurs a suscité une atmosphère de fête. Après tout, le vaccin promet une protection contre la prochaine vague de variole, vague autant redoutée qu’anticipée, qui, dans les régions faiblement peuplées comme celle-ci, peut provoquer des ravages.

Les Bouriates arrivent de toutes parts, venant de kilomètres à la ronde sur leurs chevaux robustes. Petrov et Rehmann se voient offrir du lait, des spiritueux, du thé… On leur fait visiter les lieux saints. En un mois de mini-expéditions partant de leur camp de base de Troizkasafsk, Rehmann enregistrera la vaccination de 744 Bouriates1.

Dr Joseph Rehmann's watercolour of the Siberia vaccination.
Dr Joseph Rehmann's watercolour of the Siberia vaccination.
Credit: Stuttgart, Wuerttembergische Landesbibliothek, Cod. Don. C I 12, A, Blatt 39r

« La première chose qui m'a vraiment frappé, c'est la solidité – à bien des égards – des réseaux internationaux, en particulier ceux qui lient la communauté médicale » confiait récemment le professeur Michael Bennett à VaccinesWork, lors d’un entretien par Zoom. Son livre sorti en 2020, War Against Smallpox: Edward Jenner and the Global Spread of Vaccination, s’intéresse à ces réseaux de toutes sortes, souvent créés pour répondre à une situation particulière, alimentés par "le grand enthousiasme" des premiers promoteurs de la vaccination.

Lorsque Petrov et Rehmann visitaient les campements bouriates vers 1805-1806, dix ans seulement s'étaient écoulés depuis la démonstration éclatante, par Edward Jenner, de l'efficacité de la vaccination contre la variole, "le fléau le plus effroyable du genre humain", et ceci à plus de 8000 kilomètres de là, dans le Gloucestershire.

En Russie, la variolisation avait précédé la vaccination. Beaucoup plus risquée, elle avait toutefois été adoptée avec prosélytisme par la classe dirigeante. La vaccination était attendue avec impatience depuis le début des années 1800. À cette époque, la nouvelle du succès de Jenner en 1796 avait diffusé le long des routes diplomatiques reliant Londres à Saint-Pétersbourg. Mais, selon Bennett, les relations entre la Grande-Bretagne et la Russie s'étaient rompues dans la seconde moitié des années 1800, ce qui avait retardé l'arrivée du vaccin. Les efforts de la tsarine Maria Fedorovna pour se procurer du vaccin séché avaient échoué, le matériau obtenu s'étant avéré inactif.

Enfin, en octobre, devant un public composé d'éminents médecins et autres notables, un enfant trouvé de Moscou, Anton Petrov, est le premier Russe à être vacciné, ce qui lui vaut d’être rebaptisé Anton Vaktsinov. Le liquide de la pustule qui s'est formée sur le bras d'Anton est prélevé pour vacciner l'enfant suivant. C'était la seule façon de vacciner à une époque où les vaccins n'étaient pas encore produits en laboratoire. À la fin de l'année 1801, la Maison des enfants trouvés (ou plutôt les enfants trouvés qui y étaient hébergés), était devenue la réserve de vaccins de Moscou.

Les enfants placés en famille d'accueil ou en apprentissage dans des fermes apportaient le vaccin avec eux, sur leurs bras, et contribuaient ainsi à diffuser la protection contre la variole dans les campagnes. L'impératrice douairière elle-même s'arrangea pour qu'une jeune fille de Moscou récemment vaccinée se rende à Saint-Pétersbourg, afin d'inaugurer une chaîne de vaccination de bras à bras dans la capitale impériale.

L'introduction du vaccin dans les régions éloignées – notamment la Sibérie – est une affaire plus ambitieuse. En 1802, le tsar Alexandre autorise un plan coûteux conçu par le docteur Franz Buttats pour apporter la vaccine – de bras à bras - dans les provinces : une véritable course de relais humaine. En mai 1805, le vaccin vivant arrive à Irkoutsk, de l'autre côté de l'Oural.

Cette année-là, une délégation diplomatique se rend en Chine sous la direction du comte Golovkin. Trois mois avant le départ de l'ambassade, le Dr Rehmann, qui vit à Saint-Pétersbourg, avait demandé d’associer une campagne de vaccination à la mission Golovkin. Le convoi voyage vers le sud, puis vers l'est, et atteint Irkoutsk en septembre.

En décembre, un incident diplomatique arrête la troupe de Golovkin à la frontière chinoise. Rehmann, qui avait l'intention d'introduire la vaccination en Chine et avait préparé un discours à la nation chinoise sur l'histoire de l'inoculation de la vaccine, reste à Troizkasafsk. Si cela le contrarie, il ne reste pas pour autant inactif : « Il a été séduit par les Bouriates, les trouvant tout à fait disposés à accepter la vaccination » écrit Bennett.

Les médecins russes de la région sont des partisans enthousiastes de la méthode de Jenner, constate Rehmann, mais tous les patients n'étaient pas aussi réceptifs que les Bouriates. Dans son rapport de 1806 au ministre de l'Intérieur, Rehmann demande d’envoyer des ressources supplémentaires et de mettre plus de pression. Il insiste : « Cette pustule salutaire... est encore plus précieuse dans les terres peu peuplées, où la vie de chaque individu est plus étroitement liée au bien de l'État."

Pour les lecteurs intéressés, la Württembergische Landesbibliothek de Stuttgart, en Allemagne, a numérisé l'intégralité de l'album d'aquarelles du Dr Rehmann, intitulé "Voyage de St Petersbourg à Ourga dans la Mongolie Chinoise par la Russie orientale et la Siberie.". Nous remercions sincèrement le Département des manuscrits pour leur permission de publier l'image de Rehmann sur la vaccination chez les Bouriates.


1. Bennett, M. (2020). War Against Smallpox: Edward Jenner and the Global Spread of Vaccination. Cambridge: Cambridge University Press. doi:10.1017/9781139019569