L'histoire passionnante du premier vaccin contre le paludisme

Le paludisme occupe une place unique dans l'histoire de l'humanité. Il était déjà présent à l’époque néolithique ; il serait responsable, tout au moins en partie, de la chute de Rome. Rien qu’au XXe siècle, le paludisme a été, selon les estimations, responsable de près de 5 % des décès chez les humains. Au regard de cela, une trentaine d’années ne représente pas plus qu’une fraction de seconde. Mais pour les chercheurs qui ont consacré plus de la moitié de leur carrière à la mise au point du premier vaccin contre le paludisme, cela a paru une éternité.

  • 13 septembre 2022
  • 10 min de lecture
  • par Linda Geddes
Janet Wanyama, infirmière, se prépare à vacciner un enfant contre le paludisme à l'hôpital du comté de Malava, à Kakamega, au Kenya. Crédit : Gavi/2021/White Rhino Films-Lameck Orina
Janet Wanyama, infirmière, se prépare à vacciner un enfant contre le paludisme à l'hôpital du comté de Malava, à Kakamega, au Kenya. Crédit : Gavi/2021/White Rhino Films-Lameck Orina

 

Le 2 décembre 2021, le Conseil d'administration de Gavi a approuvé la mise en place d’un programme de vaccination contre le paludisme dans les pays d'Afrique où la maladie est endémique. Cette décision fait suite à la recommandation de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), datée du 6 octobre, d’administrer le vaccin RTS,S/AS01e aux les enfants vivant dans les zones à transmission modérée à élevée, afin d'enrayer les infections à Plasmodium falciparum, parasite responsable des formes de paludisme les plus meurtrières. C’est l’épilogue de plusieurs décennies de recherches visant à mettre au point un vaccin contre cet ennemi redoutable. Comment ce vaccin a-t-il vu le jour, et quels enseignements peut-on en tirer à l'avenir pour d'autres vaccins ?

« Rien que d’y penser, je ressens pratiquement toujours la même émotion. C'était la première fois qu'un vaccin contre un parasite humain permettait d’atteindre un tel niveau de protection. C'était très excitant. »

Le paludisme est dû à un parasite, le Plasmodium, qui se transmet aux humains par les piqûres de moustiques anophèles femelles infectées. Les premiers symptômes apparaissent généralement dans les 15 jours qui suivent la piqûre infectieuse. Traités rapidement, la plupart des malades se rétablissent complètement. Mais comme les premiers symptômes - maux de tête, fièvre et frissons – sont souvent légers et peuvent être confondus avec d'autres maladies, le diagnostic de paludisme est souvent posé trop tardivement. En l'absence de traitement, le paludisme à P. falciparum peut évoluer défavorablement et entraîner la mort en 24 heures.

Selon le dernier rapport de l'OMS (décembre 2021), le nombre de cas de paludisme a atteint 241 millions en 2020, entraînant 627 000 décès, dont plus des deux tiers chez les enfants de moins de 5 ans. La plupart de ces décès surviennent en Afrique subsaharienne. P. falciparum est l'espèce prédominante, responsable de plus de 95% des décès dus au paludisme, mais il existe quatre autres espèces ; P. vivax, qui constitue la plus grande menace, est l’espèce prépondérante dans la plupart des pays en dehors d'Afrique.

Vaccins contre parasites

Bien que le lien entre le Plasmodium et le paludisme ait été établi en 1880, il s'est avéré extrêmement difficile de mettre au point un vaccin efficace. Les vaccins apprennent au système immunitaire à reconnaître les antigènes associés aux agents infectieux - souvent des protéines présentes à leur surface. Mais le parasite a développé des mécanismes pour échapper au système immunitaire. Il possède bien des protéines antigéniques, mais il est difficile de les cibler car elles changent sans arrêt en fonction des différentes phases du cycle de vie du Plasmodium.

« Les parasites sont des organismes très complexes, et le Plasmodium ne fait pas exception », explique Yannick Vanloubbeeck, responsable Découverte et R&D préclinique au centre de R&D des vaccins de GSK en Belgique. « Le problème c’est que, tout au long de son cycle, le parasite modifie sa structure ainsi que les protéines exprimées à sa surface pour échapper au système immunitaire. »

Quand une anophèle se nourrit du sang d'une personne infectée, certaines formes du parasite présentes dans le sang, appelées "gamétocytes", pénètrent dans son intestin et commencent à se reproduire. Après 10 à 18 jours de croissance, leur progéniture migre vers les glandes salivaires de l’anophèle sous forme de "sporozoïtes", qui sont injectés dans le sang d’un nouvel individu à l’occasion d’une piqûre.

Les sporozoïtes migrent alors vers le foie du sujet infecté, se multiplient à l'intérieur des cellules hépatiques et se transforment en "mérozoïtes". Ces derniers quittent le foie et infectent les globules rouges, dans lesquels ils continuent à croître et à se multiplier en les détruisant, pour ensuite en infecter d'autres dans un processus cyclique. C’est la destruction des globules rouges par les mérozoïtes au stade sanguin qui provoque les symptômes du paludisme. Au cours de leur multiplication, certains mérozoïtes se transforment en gamétocytes, et le cycle complet recommence avec la piqûre d’un nouveau moustique qui s’infecte à son tour.

Les débuts de la mise au point d’un hypothétique vaccin

Au cours des années 1980, des chercheurs du Walter Reed Army Institute of Research (WRAIR) aux États-Unis ont fait équipe avec des chercheurs de la société Smith, Kline and French (ancêtre de GlaxoSmithKline ou GSK), pour tenter de mettre au point un vaccin à sous-unités protéiques (ou vaccin sous-unitaire) contre la forme sporozoïte du parasite.

« Si l’on réussit à empêcher les sporozoïtes d'atteindre le foie, alors on peut bloquer tout le cycle », explique Yannick Vanloubbeeck.

L'idée était d'essayer de stimuler le système immunitaire contre une protéine de surface du sporozoïte appelée protéine circumsporozoïte (CSP). D'autres chercheurs avaient déjà essayé de le faire, sans succès. L'un des principaux problèmes est que les sporozoïtes n'existent dans le sang que pendant environ 30 minutes avant d'envahir les cellules du foie, de sorte que le système immunitaire ne dispose que d'une courte fenêtre pour agir. C’est alors qu’un chercheur de GSK, Joe Cohen, a eu l'idée de stimuler la réponse immunitaire contre la CSP en faisant croire aux cellules immunitaires qu'elle faisait partie d'un virus. Pour cela, il a utilisé une protéine de surface du virus de l'hépatite B (HBsAg) comme support pour présenter la CSP sous la forme d'une particule semblable à un virus (particule pseudovirale, ou VLP en anglais).

Ce tour de passe-passe moléculaire a été utile, mais cela n'a pas été suffisant : « Le recours à des pseudovirus a permis d’induire une réponse immunitaire, mais on n’a pas pu montrer que [le vaccin] offrait une protection », a souligné Lode Schuerman, directeur des affaires médicales pour les vaccins au niveau mondial chez GSK. L'équipe de recherche est donc retournée au travail et a expérimenté différentes combinaisons d’adjuvants (ingrédients qui renforcent la réponse immunitaire contre l'antigène par différents mécanismes).

Une étape décisive

Le WRAIR a réussi une avancée majeure en mettant au point un modèle de ‘‘challenge humain’’, technique permettant d’infecter des volontaires en toute sécurité pour déterminer rapidement lequel des nombreux candidats vaccins confère la meilleure protection contre P. falciparum. Pour cela, il a d’abord fallu élever une colonie de moustiques anophèles et les nourrir avec du sang infecté par des parasites (P. falciparum) sensibles aux médicaments antipaludéens couramment utilisés. Les volontaires ont ensuite été divisés en plusieurs groupes, chacun recevant un candidat vaccin différent.

Après un certain laps de temps pour que les vaccins fassent effet, les volontaires se sont fait piquer par les moustiques infectés. Dès le moindre signe d’infection - preuve que le vaccin n’était pas efficace – ils recevaient le traitement antipaludique pour éviter de tomber gravement malades.

En 1997, l'équipe a identifié un nouvel adjuvant qui, associé à la particule CSP-HBsAg, offre une protection élevée contre le paludisme. L'étape suivante a consisté à effectuer des essais à plus grande échelle chez les humains : d'abord chez des adultes, puis des adolescents, des enfants et enfin des nourrissons, dans les pays d'Afrique subsaharienne les plus touchés par le paludisme.

Un nouveau modèle pour le développement des vaccins

Mais il restait encore un autre obstacle à surmonter. Contrairement aux autres grandes maladies infectieuses contre lesquelles des vaccins ont été développés avec succès, le paludisme est principalement une maladie du Sud. De ce fait, il n’était pas possible d’appliquer le modèle classique consistant à répartir les risques et à récupérer les coûts de la recherche et du développement du vaccin en faisant payer davantage les pays riches une fois le vaccin approuvé. Un tout nouveau modèle de développement de vaccins a dû être mis au point, avec la participation, dès le début, de partenaires extérieurs, notamment la Fondation Bill et Melinda Gates, l'OMS et PATH (organisation à but non lucratif dédiée à la santé mondiale).

« Ce qui s’est avéré important, c’était de disposer très tôt d'un plan établi en commun, intégré à tous les niveaux, avec l’adhésion des principaux partenaires ; de manière à pouvoir chercher ensemble les meilleures solutions », a reconnu An Vermeersch, vice-présidente, responsable de l'accès mondial aux vaccins chez GSK Vaccines. « Et là, nous avons atteint un niveau de collaboration exceptionnel ».

D’après elle, il devrait être possible à l’avenir d’appliquer ce modèle au développement de vaccins contre d'autres maladies. « On peut tirer de nombreux enseignements, notamment sur la nécessité de se concerter très vite avec les principaux partenaires, non seulement sur le plan de la clinique [pour les essais des vaccins], mais aussi pour toutes les différentes phases (enregistrement et production du vaccin, recherche de financements, etc). Il faut absolument collaborer étroitement, à tous les niveaux », a affirmé An Vermeersch.

Les essais du vaccin

Une autre étape importante a été franchie en 2004, lorsque les premiers résultats d'un essai contrôlé randomisé en double aveugle réalisé au Mozambique chez de jeunes enfants ont montré que le vaccin RTS,S était sûr, bien toléré et contribuait à prévenir le paludisme dans cette tranche d'âge.

D'autres études ont suivi. Finalement, en 2015, les résultats d'un vaste essai de phase III mené dans plus de sept pays africains montrent que trois doses de RTS,S/AS01e, administrées à un mois d'intervalle, et suivies d'une dose de rappel 18 mois plus tard, permettent de protéger les enfants et les nourrissons contre le paludisme clinique pendant au moins trois ans après la première vaccination. Chez les enfants âgés de 5 à 17 mois lors de la première injection, le nombre de cas de paludisme clinique a été réduit de 39 % sur toute la durée de l'étude (suivi moyen de quatre ans) ; chez les enfants plus jeunes, âgés de 6 à 12 semaines au moment de la première injection, le nombre de cas cliniques a été réduit de 27 %. Le nombre de cas évités s’est avéré plus important dans les zones de forte transmission du paludisme.

« Rien que d’y penser, je ressens pratiquement toujours la même émotion », a reconnu Lode Schuerman. « C'était la première fois qu'un vaccin contre un parasite humain permettait d’atteindre un tel niveau de protection. C'était très excitant. »

L’impact espéré

Comparée à celle des vaccins contre la COVID-19, l’efficacité de 39 % obtenue avec le vaccin contre le paludisme peut paraître dérisoire ; mais compte tenu de la charge de morbidité considérable de cette maladie, cela représente une réduction massive du nombre de cas.

« On a tendance à penser que si l’on n’a pas une efficacité de 80 ou 90 %, on n’a pas de bon vaccin » a ajouté Lode Schuerman. « Mais c’est le tout premier vaccin contre le paludisme, et il n’y en a pas d’autre pour le moment. Et il y a tellement de cas de paludisme ; si l’on peut en prévenir [près de] la moitié, c'est déjà énorme. »

À titre d’exemple, une étude de modélisation a suggéré que la vaccination complète de la totalité des enfants vivant dans les pays à forte incidence pourrait prévenir chaque année 23 000 décès dans cette population.

« L’idéal, c'est bien sûr d’obtenir une efficacité de 80 à 90 % et qui dure de nombreuses années, mais c'est un objectif très difficile à atteindre. À mon avis, nous nous focalisons trop sur le niveau d'efficacité », a déclaré Ashley J. Birkett, directeur de l'Initiative pour un vaccin contre le paludisme à PATH. « Le paludisme est une maladie très répandue ; les enfants peuvent tomber malades encore et encore, plusieurs fois dans l'année. Dans ces conditions, une réduction de 30 % se traduit par un très grand nombre de cas évités. Dans l'un des centres cliniques participant à l'essai de phase III, nous avons constaté que plus de 6 000 cas de paludisme ont été évités pour chaque tranche de 1 000 enfants vaccinés. »

De plus, le vaccin n'est pas conçu pour être utilisé seul, mais en combinaison avec d’autres méthodes de prévention du paludisme : moustiquaires imprégnées d'insecticide, pulvérisation d'insecticide ou chimioprévention du paludisme saisonnier (SMC) par l’administration intermittente de médicaments antipaludiques pendant la saison du paludisme. « Nous avons montré qu’il est possible d’avoir un impact très important en superposant des outils partiellement efficaces contre le paludisme », a souligné Ashley Birkett. Ainsi, un essai mené récemment au Burkina Faso et au Mali a suggéré que la combinaison du vaccin RTS,S/AS01e avec la SMC réduisait les épisodes cliniques de paludisme, les hospitalisations et les décès d'environ 70 %, par rapport à la SMC seule.

« Notre étude a montré qu’en combinant la vaccination saisonnière contre le paludisme (de même que pour la grippe) avec la chimioprévention, il est possible de sauver des millions d’enfants dans le Sahel », a déclaré le responsable de l'étude Daniel Chandramohan, de la London School of Hygiene and Tropical Medicine. « Il faut maintenant poursuivre les recherches pour déterminer comment assurer à grande échelle la vaccination saisonnière contre le paludisme. »

Les essais pilotes

Suite à la publication, en 2015, des résultats de l’essai de phase III, l'OMS avait demandé de tester le déploiement du vaccin dans trois à cinq pays africains, avec le double objectif d’évaluer la faisabilité de l'administration de quatre doses aux enfants parallèlement aux programmes de vaccination existants ; et de recueillir des données supplémentaires sur la sécurité et l'efficacité du vaccin dans le monde réel. Ces programmes pilotes ont été lancés en 2019, au Ghana, au Kenya et au Malawi, et plus de 830 000 enfants ont été vaccinés à ce jour. Les premiers résultats ont montré une diminution d’environ 30 % des hospitalisations dues au formes graves de paludisme. En atteignant plus des deux tiers des enfants qui ne bénéficiaient pas de la protection de moustiquaires imprégnées d'insecticide, la vaccination a permis en outre d'accroître l'accès aux autres modes de prévention du paludisme. La vaccination n'a pas réduit l’utilisation des moustiquaires dans les zones où elles étaient déjà utilisées.

Ces données, combinées aux résultats des essais cliniques, ont conforté l'OMS dans sa récente recommandation.

Ce n'est pas la solution miracle, mais de nouveaux vaccins contre le paludisme devraient voir le jour dans les années qui viennent. « De nombreuses personnes me demandent si l’on va pouvoir éliminer le paludisme avec ce vaccin » rapporte Ashley Birkett. « Pour l'éliminer, il faudra probablement un vaccin utilisable dans tous les groupes d'âge, avec des niveaux d'efficacité relativement élevés. Pour l’instant, nous disposons d'un outil destiné aux jeunes enfants. »

Mais en associant le RTS,S/AS01e aux autres méthodes de prévention du paludisme, on pourra encore réduire considérablement le nombre de décès annuels dus au paludisme, en particulier chez les enfants de moins de cinq ans, chez qui le paludisme est le plus meurtrier. Ce seul fait suffit à lui assurer une place dans les livres d'histoire.

Traduction en français : 10 septembre 2022