Comprendre l'hésitation face à la vaccination

Interview de Heidi Larson, directrice du projet "Vaccine Confidence" [Confiance en la vaccination] et professeure d'anthropologie, Risque et Science de la Décision à la London School of Hygiene &Tropical Medicine. Les croyances anti-vaccination menacent l'efficacité de l'une des meilleures méthodes de prévention des maladies - la vaccination. L'anthropologue Heidi Larson nous explique pourquoi, selon elle, l'écoute et le dialogue sont plus efficaces pour renforcer la confiance dans les vaccins que la confrontation directe.

  • 15 septembre 2022
  • 6 min de lecture
  • par Linda Geddes
Comprendre l'hésitation face à la vaccination
Comprendre l'hésitation face à la vaccination

 

Vous faites des recherches sur la réticence à la vaccination depuis des dizaines d’années. Qu’est-ce qui a changé ?

L'un des plus grands changements dans ce domaine, c’est le nombre impressionnant de vaccins et de combinaisons de vaccins qui ont été mis au point. C'est fantastique du point de vue scientifique et sous l’angle de la santé publique, mais comme ces vaccins sont plus nombreux et plus diversifiés, et produits de nombreuses façons différentes, la population est à même de se poser plus de questions. Elle s’interroge même aussi de plus en plus sur les ingrédients entrant dans la composition des vaccins, comme les adjuvants. L’autre changement majeur, c’est l'hyperconnexion via les médias sociaux.

En fait, les populations se sont posé des questions sur les vaccins depuis le premier jour. Même dans les années 1800, on s’inquiétait du fait que la vaccination n’était pas naturelle et qu'elle allait "à l'encontre du plan de Dieu", ce qui n’est pas loin de ce que nous entendons encore aujourd'hui. Mais le développement sans précédent des connexions virtuelles a renforcé le scepticisme à l'égard des vaccins, car ceux qui pensent la même chose peuvent se retrouver sur les réseaux sociaux. Auparavant, ces opinions n'avaient ni l'ampleur et ni l’impact qu'elles ont aujourd'hui.

Ceux qui sont favorables à la vaccination ont souvent du mal à comprendre ceux qui s’y opposent et les rejettent parfois, considérant qu’ils sont ignorants ou stupides, mais vous, vous les écoutez. Pourquoi ?

Le terme "anti-vax" est utilisé aujourd'hui dans une acception très large, ce qui a généré une polarisation vraiment regrettable : soit on est pour la vaccination, soit on est contre. Il ne faut surtout pas écarter les personnes qui se trouvent entre les deux, qui se posent des questions et se sentent maintenant, comme me l'a confié une femme, "diabolisées" par cette définition : « On ne peut même plus poser de questions sans passer pour un demeuré qui croit que la terre est plate. Pour nous, les mères de famille, ces préoccupations sont légitimes. Vous devriez dire à vos collègues que s'ils nous parlaient plus gentiment, nous serions certainement beaucoup plus nombreux à nous faire vacciner. » Je pense qu'elle n'avait pas tort. Je reconnais que les relations avec les patients sont souvent très tendues dans les établissements de santé, et qu’on ne leur accorde pas assez de temps. Je pense aussi que les gens ont parfois l'impression de n'être qu'un numéro.

Pensez-vous qu'il existe des parallèles avec d'autres phénomènes de société, comme le déni du changement climatique ou la polarisation politique ?

Absolument. On me demande souvent : « Pourquoi les vaccins, plus que toute autre intervention sanitaire, suscitent-ils de telles passions ? » Je crois l’avoir déjà souligné, mais les vaccins sont très réglementés, contrôlés et parfois imposés par le gouvernement – ce qui les rend vulnérables aux critiques. En effet, si vous êtes contre le gouvernement, qu’il s’agisse d’un manque de confiance ou d’une mauvaise expérience dans le passé, cela influence votre décision de vous faire vacciner. De plus, le fait que les vaccins dépendent complètement des grandes entreprises peut susciter le scepticisme. Le débat sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) soulève le même genre de questions. Déjà, dans le cadre de notre surveillance mondiale des médias sociaux, nous voyons des commentaires de ce style : « Ils ont commencé par nous faire avaler des OGM ; maintenant, ils veulent faire de nous des HGM : des humains génétiquement modifiés. »

Quelles précautions les organisations de santé mondiale et les gouvernements doivent-ils prendre lors du déploiement des nouveaux vaccins contre la COVID-19 ?

Je pense que nous sous-estimons le pouvoir de l'écoute. Le domaine de la vaccination est considéré comme beaucoup plus interventionniste que la plupart des autres programmes sanitaires : on dicte à la population ce qu’elle doit faire, on l’abreuve d’information, on lui donne un programme à respecter quand on ne le lui impose pas. À l'autre extrême, le mouvement de lutte contre le sida a mobilisé toute la population sans distinction, des mineurs aux chauffeurs routiers, en passant par les commerçants et toutes les autres professions et catégories. Pour le vaccin contre la COVID-19, nous avons besoin de mobiliser toute la société. Il faut impliquer les professionnels de santé, les enseignants, les chefs religieux. Nous pouvons les approcher de différentes manières, mais il faut au moins leur donner des informations et être ouverts à leurs questions. Je pense qu'en tant que communauté de la vaccination, nous n'avons pas été très tolérants face aux questions soulevées par la population.

Dans le milieu de la santé publique, nous parlons sans cesse du rapport risque-bénéfice. Mais la population ne raisonne pas de cette façon. Les parents évaluent souvent le risque par rapport à un autre risque. Donc, si nous ne parlons pas des risques de la vaccination, ils pensent que nous ne leur disons pas toute la vérité. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas parler des bénéfices, mais je pense que nous devons reconnaître que les vaccins ne sont pas tous parfaits.

Quel rôle la désinformation en ligne joue-t-elle dans la pandémie actuelle ?

Je pense qu’il existe une combinaison des plusieurs types de désinformation. Il peut s’agir de désinformation accidentelle : on fait circuler une information qui a l'air quelque peu scientifique, sans vraiment en vérifier les sources. Mais il y a aussi des gens qui se fichent éperdument des vaccins. Ils utilisent les vaccins juste pour polariser davantage la société et créer des tensions.

Nous venons d’effectuer un essai contrôlé pour évaluer l’impact des messages de désinformation sur la volonté de la population de se faire vacciner. Cet essai a été réalisé auprès de 4 000 Américains et de 4 000 Britanniques. La proportion d’individus disposés à se faire vacciner contre la COVID-19 a baissé de 6,4 % au Royaume-Uni et de 2,4 % aux États-Unis après consultation des messages de désinformation.

Pensez-vous que la désinformation générée et diffusée dans les pays du Nord a un impact sur les populations des pays du Sud ?

Énormément ; d’ailleurs nous disposons de cartes à ce sujet. Il ne faut pas croire que la désinformation est un phénomène propre aux pays à revenu élevé. C’est là qu’elle prend naissance, mais elle se répand rapidement dans le monde entier. En effet, les États-Unis viennent en tête pour la propagation de désinformation sur les vaccins dans le monde entier. Ces fausses informations sont reprises partout. Et beaucoup de ces groupes contestataires ou anti-vaccination ont changé de nom, pour s’appeler "pro-choix", "pro-santé", "liberté de choix en matière de santé", "Centre national d'information sur les vaccins", etc. Ils utilisent un langage modéré qui leur permet d’intervenir dans les conversations et de laisser entendre qu’ils ne sont pas des extrémistes.

La suppression de certaines incitations financières à la diffusion de fausses informations – par exemple les revenus de la publicité en ligne - pourrait-elle changer les choses ?

Les entreprises et les plateformes technologiques peuvent faire beaucoup pour limiter la désinformation. Mais cette dernière fait appel des émotions profondes. Facebook pourrait disparaître demain, ces émotions et ces croyances ne disparaîtraient pas. Il y aura toujours des individus qui voudront semer la discorde, attiser la polarisation et fragmenter la société. Les interventions en ligne peuvent contribuer à atténuer ce problème, mais elles ne le résoudront pas.

Alors, que doivent faire les organisations comme Gavi ?

Je pense qu'il ne s'agit pas seulement de supprimer la désinformation ou de la contenir ; nous devons également remplir cet espace - pas seulement par des informations positives - mais par l'écoute et la mobilisation. Si ces groupes gagnent en popularité, c'est en partie parce qu'ils sont à l'affût des questions et des préoccupations de la population et qu'ils interviennent ensuite pour dire : « Vous savez quoi, vous avez tout à fait raison d'être inquiet ». Et ils le font à un rythme beaucoup plus rapide que les pro-vaccins qui essaient simplement de leur fournir plus d'informations, parfois même de façon créative, au lieu de dire : « Nous entendons vos préoccupations. Voyons comment nous pouvons y répondre ».

Heidi Larson

Heidi Larson

Directrice du projet "Vaccine Confidence" [Confiance en la vaccination] et professeure d'anthropologie, Risque et Science de la Décision à la London School of Hygiene &Tropical Medicine.